Quand on parle de New Wave of British Heavy Metal, on pense tout de suite à Iron Maiden, Def Leppard ou Saxon, aux pochettes criardes, aux logos tranchants et aux riffs galopants. Mais avant d’en arriver là, il faut regarder le décor. La NWOBHM n’est pas tombée du ciel : elle naît dans un pays fatigué, en crise, où le rock lourd semble en bout de course et où le punk vient de tout bousculer. Cet épisode sert à poser ce décor, sans lequel le reste de la saga n’a pas vraiment de sens.
- Un Royaume-Uni à bout de souffle
- Un heavy rock en fin de cycle
- Le choc punk : une gifle salutaire
- Motörhead et les ponts entre les mondes
- Les racines musicales de la NWOBHM
- Public orphelin, public fidèle
- La presse, les mots et l’étiquette “NWOBHM”
- Aux portes de la vague : ce que cet épisode pose pour la suite
- Playlist : le terreau sonore de la NWOBHM (1975–1979)
Un Royaume-Uni à bout de souffle
À la fin des années 70, le Royaume-Uni traverse une période que beaucoup d’historiens décrivent comme l’une des plus moroses depuis la Seconde Guerre mondiale. L’économie britannique a connu un “boom” de courte durée, puis s’est enfoncée dans une combinaison toxique d’inflation élevée, de croissance en berne et de chômage en hausse. On parle de stagflation, de recours au FMI, de livres de comptes dans le rouge et de gouvernements qui semblent toujours en retard d’une solution.
Pour les jeunes issus des quartiers ouvriers, ce contexte n’a rien d’abstrait. Les usines ferment, les mines licencient, les perspectives d’emploi se réduisent. Le sentiment d’être littéralement “mis de côté” par le pays est très répandu. Cette frustration alimentera, au début des années 80, des émeutes spectaculaires dans des quartiers comme Brixton à Londres ou Toxteth à Liverpool, où le chômage, la pauvreté et les tensions avec la police explosent au grand jour.
Dans cette atmosphère, la musique n’est pas un simple divertissement, c’est un exutoire. Quand tu n’as ni travail ni perspectives, monter un groupe, squatter un local de répète, bricoler un ampli et marteler trois accords saturés devient un geste presque politique. Une bonne partie de la future NWOBHM vient précisément de là : de gamins qui vivent dans un pays en crise, avec peu de moyens et beaucoup de colère, et qui trouvent dans le volume, la distorsion et la vitesse une façon de répondre au vide.
Un heavy rock en fin de cycle
Sur le plan musical, la fin des années 70 donne le sentiment que le heavy rock britannique de la première génération est arrivé en bout de course. Black Sabbath, Deep Purple et Led Zeppelin ont défini, dix ans plus tôt, la grammaire du rock lourd : guitare saturée, riffs basés sur des power chords, tempos lents ou moyens, tonalités mineures, basse très présente. La presse parle alors de “dinosaures du rock”, symbole d’un âge d’or déjà passé.
Pourtant, ces groupes – et d’autres comme UFO, Thin Lizzy, Nazareth ou Status Quo – continuent de remplir des salles et de vendre des disques. Le public pour les musiques « lourdes « heavy » n’a pas disparu. Il s’est simplement éloigné du centre de gravité médiatique, qui rigole désormais des solos trop longs et des albums concepts. Parallèlement, Judas Priest taille un metal plus sec et plus tranchant, débarrassé d’une bonne partie des scories blues et prog qui encombraient encore le genre au début de la décennie.
Autrement dit, le heavy metal n’est pas mort, mais il donne des signes de fatigue. Une partie du public reste fidèle aux pionniers, mais une autre commence à chercher autre chose : des morceaux plus rapides, moins empâtés, plus agressifs sans sacrifier la puissance des riffs. Au moment où la NWOBHM se prépare à émerger, tu as d’un côté un héritage massif – celui de Black Sabbath et Deep Purple – et de l’autre une attente diffuse pour quelque chose de plus nerveux, plus proche du quotidien d’une jeunesse fauchée. Un choc de génération à venir.

Le choc punk : une gifle salutaire
Dans ce contexte déboule le punk. Sex Pistols, The Clash, The Damned et consorts font voler en éclats tout ce qui ressemble à du rock “installé”. Les morceaux durent deux minutes, les structures sont minimales, la technique est reléguée derrière l’urgence et la rage. Le punk parle directement de chômage, de violences policières, de dégoût de la classe politique. Pour beaucoup de jeunes, c’est la première fois qu’une musique populaire met des mots crus sur leur réalité.
Officiellement, une partie de la scène heavy et de ses fans méprise ce mouvement vu comme “basique” ou “faux”. Dans les faits, le punk va modifier en profondeur la façon dont le metal est joué. Les musiciens de heavy constatent qu’il est possible d’augmenter les tempos, de simplifier les structures, de densifier le son tout en gardant des riffs solides et des mélodies accrocheuses. Le punk apporte un sens de l’urgence, un rapport au concert comme expérience brute, un refus de la distance entre groupe et public qui vont irriguer la NWOBHM.


Musicalement, côté Heavy Metal, cela se traduit par des morceaux plus courts, davantage centrés sur le riff que sur de longs développements. La double croche devient monnaie courante dans les figures de guitare, la batterie abandonne une partie des grooves lourds pour des patterns plus droits, souvent en accentuation sur les temps forts, avec un usage massif du palm-mute et des figures en aller-retour à la guitare. La virtuosité n’est pas bannie, mais elle est réorientée : il s’agit moins de montrer qu’on peut tenir un solo de quatre minutes que de savoir faire exploser un refrain en trente secondes.
Motörhead et les ponts entre les mondes
Au milieu de cette recomposition, Motörhead joue un rôle de pont. Ni vraiment punk, ni vraiment metal au sens classique du terme, le groupe de Lemmy déboule au milieu des années 70 avec un son trop rapide pour le hard rock traditionnel, trop agressif pour le rock FM, mais trop carré pour être rangé uniquement du côté punk. Des albums comme Overkill (1979), Bomber (1979) ou Ace of Spades (1980) alignent des tempos élevés, une basse saturée en avant dans le mix et une batterie qui cogne sans relâche.

La presse et les musiciens reconnaîtront rapidement que Motörhead se situe littéralement à la frontière entre punk et metal. La violence rythmique, la voix râpeuse, l’esthétique de groupe de bar enfumé séduisent autant les punks que les metalleux. Cette capacité à plaire aux deux camps montre, en pratique, que le fossé entre les deux scènes n’est pas si infranchissable que certains le prétendent. La NWOBHM va s’engouffrer précisément là, en reprenant la vitesse et la rugosité de Motörhead et en les combinant avec des structures plus “heavy” et des harmonies plus travaillées.
Quand j’écoute aujourd’hui des titres comme “Overkill” ou « Stone Dead Forever », je ne peux pas m’empêcher d’y entendre une sorte de maquette avancée de ce que seront plus tard certains morceaux NWOBHM : riffs bien ancrés, tempo qui frôle déjà le speed metal, batterie sans fioritures, mais aussi refrains mémorisables et sens aigu du motif rythmique. Sans Motörhead, la passerelle entre punk et metal aurait sans doute été plus fragile.



Les racines musicales de la NWOBHM
Si on devait dessiner un arbre généalogique sonore de la NWOBHM, les branches principales seraient assez claires. D’un côté, l’héritage du heavy britannique des années 70 : Black Sabbath pour le poids du riff et les ambiances sombres, Deep Purple pour la virtuosité et la tension entre orgue et guitare, Judas Priest pour le metal resserré, plus droit, où la guitare rythmique prend le leadership. De l’autre, l’apport du punk pour la vitesse, le côté frontal et l’éthique DIY.
Sur le plan purement musical, la NWOBHM va reprendre plusieurs éléments clefs. D’abord le riff comme colonne vertébrale : la plupart des morceaux reposent sur un riff de guitare puissant complété par une basse souvent jouée à l’unisson (les contre-exemples sont légion, notamment Maiden), . Ensuite, les twin guitars, ces harmonies à deux guitares en tierces ou en sixtes popularisées par Thin Lizzy ou Wishbone Ash et portées à un niveau supérieur par des groupes comme Iron Maiden.
Il est plutôt clair avec le recul que Judas Priest ne fait pas partie de la NWOBHM. Le groupe de Birmingham a un peu les fesses entre deux chaises : trop proches de ses aînés (Led Zeppelin, Black Sabbath, Deep Purple), mais trop en avance sur les rejetons à naître (Iron Maiden, Def Leppard, Tygers of Pan Tang etc). Il n’en reste pas moins que des albums comme Sad Wings of Destiny, Sin after Sin ou encore Stained Class vont être absolument cruciaux dans la naissance de la NWOBHM, et plus globalement, avoir une influence sur le metal dans le monde entier. Sans compter l’influence incroyable qu’aura Rob Halford (ci-contre) sur le monde du chant Heavy Metal.

Enfin, il y a le chant. Contrairement au punk, qui assume souvent un chant approximatif, la NWOBHM reste attachée, en général, à une forme de performance vocale. Les chanteurs ne sont pas forcément lyriques au sens classique, mais ils visent une puissance mélodique, des lignes mémorisables, des cris aigus placés comme des ponctuations. Là encore, l’ombre de Judas Priest est bien présente, mais filtrée par une génération qui ne veut plus de paillettes ni de costumes glam.
Public orphelin, public fidèle
Ce qui frappe quand on regarde cette période, c’est le décalage entre le discours médiatique et la réalité du terrain. Dans la presse généraliste comme dans une partie de la presse musicale, le heavy metal est régulièrement moqué ou traité comme une relique d’un autre temps. À l’inverse, dans les clubs, les pubs et les petites salles, des centaines de jeunes continuent de venir voir des groupes qui jouent fort, vite, et ne se préoccupent pas de savoir si le style est “tendance” ou non.
Les fans de hard rock ne se reconnaissent ni dans les synthés de la new wave, ni dans certaines dérives plus arty du prog. Beaucoup apprécient l’énergie du punk mais trouvent la musique trop rudimentaire, le rejet de la technique trop systématique. En clair, une partie du public se retrouve coincée entre deux mondes : il veut l’énergie du punk sans renoncer à la densité d’un bon riff metal. C’est exactement cette demande que la NWOBHM va satisfaire.

Dans les villes industrielles, beaucoup de jeunes passent leurs soirées à écouter des disques de Black Sabbath ou UFO, tout en lisant – parfois en ricanant – des articles sur les Sex Pistols et The Clash. Quand ils montent leurs propres groupes, ils ne choisissent pas vraiment entre les deux : ils prennent le meilleur de chaque camp, souvent sans même théoriser ce qu’ils font. Les morceaux sont plus rapides que ceux des pionniers 70s, mais conservent des structures de couplet / refrain clairement identifiables, avec parfois des ponts instrumentaux ou des breaks de batterie qui rappellent les grands disques de heavy d’une décennie plus tôt.
La presse, les mots et l’étiquette “NWOBHM”
Au départ, toute cette effervescence n’a pas de nom. On parle de nouveaux groupes metal britanniques, de “heavy bands”, de jeunes formations influencées par Judas Priest ou Black Sabbath. C’est en 1979 que l’étiquette va se fixer. Dans les pages du journal Sounds, le journaliste Geoff Barton utilise pour la première fois l’expression “New Wave of British Heavy Metal”, sur une idée de son rédacteur en chef Alan Lewis, pour décrire une génération de groupes repérés notamment lors d’un concert réunissant Iron Maiden, Samson et Angel Witch à Londres.
Le sigle NWOBHM est objectivement peu élégant, mais il va s’imposer. Les fanzines, les fans et même certains musiciens commencent à l’utiliser, parfois sérieusement, parfois avec ironie. Comme souvent avec les étiquettes, il y a une part d’arbitraire : des groupes seront intégrés ou exclus de la NWOBHM selon les époques, les géographies et les chapelles de fans. Mais l’important, c’est que le terme reconnaît l’existence d’une vague cohérente, suffisamment visible pour qu’on éprouve le besoin de lui donner un nom.

Pour moi, c’est un point clé : à partir de ce moment-là, on ne parle plus juste de quelques groupes isolés, mais d’un mouvement. Et un mouvement, par définition, suppose des réseaux, des lieux, des supports – ce qui va nous mener directement aux clubs, aux fanzines, aux radios spécialisées et surtout aux 45 tours.
Aux portes de la vague : ce que cet épisode pose pour la suite
Ce premier épisode avait un objectif simple : montrer que la NWOBHM ne sort pas de nulle part. Elle naît dans un Royaume-Uni en crise, où le rock de la première génération semble déjà appartenir au passé, tandis que le punk a bousculé les codes sans parvenir à absorber tous les fans de musiques heavy. Entre ces deux pôles, une nouvelle génération de musiciens va trouver sa place en combinant le poids du riff, la vitesse et l’urgence et une éthique de débrouille totale (DIY).
Dans les épisodes suivants, on va plonger dans ce qui fait, à mes yeux, le cœur battant de la NWOBHM : les clubs comme le Bandwagon / Soundhouse, les nuits passées à voter pour ses titres préférés, les émissions spécialisées à la radio, les fanzines mal photocopiés… et surtout, les 45 tours, ces petits disques deux titres qui vont devenir l’arme principale des groupes pour exister en dehors des majors. C’est là que la NWOBHM va vraiment prendre forme, dans les sillons d’un morceau par face, gravé à la va-vite, pressé à quelques centaines d’exemplaires, mais capable de changer la vie d’un groupe.
Pour l’instant, on en reste à cette image : un pays secoué par la crise, une scène heavy donnée pour morte par certains, un punk qui a prouvé qu’on pouvait repartir de zéro, et, entre les deux, une armée de gamins qui accordent leurs guitares trop fort dans des hangars glacials. La NWOBHM commence là, dans ce mélange de colère sociale, de passion pour le riff et de besoin urgent d’inventer un nouveau langage pour le heavy metal.
A suivre …
Playlist : le terreau sonore de la NWOBHM (1975–1979)
Avant de plonger dans les groupes et les 45 tours typiquement NWOBHM, j’avais envie de te proposer une petite playlist pour entendre le décor dont je parle dans cet épisode. On n’est pas encore dans la “nouvelle vague” à proprement parler, mais dans tout ce qui tourne dans les oreilles des gamins anglais entre 1975 et 1979 : heavy de première génération, hard nerveux, punk en pleine explosion et ponts entre ces mondes.
À garder en tête : cette sélection n’est pas une compilation NWOBHM, mais la bande-son du paysage qui va permettre à la NWOBHM de naître.
1. “Symptom of the Universe” – Black Sabbath
Pour moi, c’est un des morceaux les plus importants de la discographie de Black Sabbath : le riff est ultra massif, l’ambiance reste sombre, mais on sent déjà un désir de vitesse et de tension rythmique. C’est exactement le genre de morceau qui montre ce que la nouvelle génération va pousser plus loin.
2. “Burn” – Deep Purple
Même s’il sort un peu avant la période ciblée, ce titre résume parfaitement la face plus virtuose et nerveuse du hard britannique. Entre la guitare et l’orgue, tout est conçu pour la tension. C’est une des racines évidentes du heavy que les groupes de la fin des années 70 ont en tête.
3. “Exciter” – Judas Priest
Avec ce morceau, Judas Priest montre comment on peut resserrer le metal, accélérer le tempo, affuter les riffs et rendre le tout plus agressif sans sacrifier les mélodies. On n’est pas encore dans la NWOBHM, mais on n’en est vraiment pas loin : la structure et l’intention sont déjà là.
4. “Lights Out” – UFO
UFO représente ce hard/heavy très classe, très mélodique, qui reste omniprésent à la fin des années 70. “Lights Out” illustre bien ce côté heavy “haut de gamme”, à mi-chemin entre le hard rock et un metal plus sérieux, que beaucoup de futurs groupes NWOBHM écoutent religieusement.
5. “Emerald” – Thin Lizzy
Si tu veux comprendre d’où viennent les twin guitars si chères à la NWOBHM, ce morceau est incontournable. Les harmonies de guitares, l’énergie du riff principal, le côté épique sans être kitsch : tout ça va être repris, durci et accéléré par la génération suivante.
6. “Overkill” – Motörhead
Là, on commence vraiment à sentir le basculement. Motörhead ne se revendique ni punk ni metal, mais “Overkill” pose les bases d’un son plus rapide, plus brutal, plus sale. La basse saturée, la batterie en roue libre et le chant de Lemmy créent un pont direct entre les deux scènes.
7. “Anarchy in the U.K.” – Sex Pistols
Ce morceau, c’est la claque punk par excellence. On est sur du rock réduit à l’essentiel, avec un texte qui met clairement le doigt sur le malaise social. Même si les fans de metal de l’époque ne se retrouvent pas tous là-dedans, l’énergie et la radicalité du titre ont un impact énorme sur l’ensemble de la scène.
8. “London’s Burning” – The Clash
Avec The Clash, le punk se fait plus politique, plus urbain, plus ancré dans la réalité du pays. “London’s Burning” porte bien son nom : on y entend cette tension dans les rues, cette impression d’un pays qui part en vrille. C’est le même décor social que celui dans lequel naîtront les groupes NWOBHM.
9. “Riff Raff” – AC/DC
Même si AC/DC n’est pas britannique, leur hard rock brut et sans fioritures tourne en boucle dans les pubs et les chambres d’ados anglais. “Riff Raff” montre à quel point on peut être simple, agressif et efficace avec un riff bien construit. C’est une autre brique du mur sur lequel la NWOBHM va s’appuyer.
